Bye bye Belgium, quand la fiction dépasse la réalité (1/3)

Publié le par E.J.

Entre immédiateté et médiation, l’ambiguïté de la nouvelle

 Treize décembre 2006. Il est 20 h 21. La programmation prévue sur la Une est interrompue par une émission spéciale. La Flandre vient de faire sécession, la Belgique est aux abois, le roi est parti au Congo. Docu-fiction pour les uns, canular pour les autres, l’événement a fait couler beaucoup d’encre et de salive, dans le plat pays comme ailleurs. Pour ne pas sombrer dans les profondeurs d’une analyse socio-psychanalytique qui se voudrait pédante et exhaustive, un seul aspect de l’émission sera traité. Il tient en une seule phrase : « La Belgique est morte ». Cette nouvelle a fait frissonner les Belges.

Affichée sur un bandeau à l’écran au bout d’une demi-heure de diffusion, l’affirmation « Ceci est une fiction » était destinée à rassurer le téléspectateur tremblant dans son salon. Elle arrivait après plusieurs indices, égrenés subtilement au fil de la diffusion. Avant que le générique ne commence est apparue la phrase « Ceci n’est peut-être pas une fiction », en référence à René Magritte et son fameux « Ceci n’est pas une pipe ». Un autre symbole du surréalisme belge, La Dame au cochon / Pornocrates de Félicien Rops, s’est vu affiché dès le début de l’émission, dans le coin en bas à gauche de l’écran. Au cours de la diffusion, la phrase « Ceci n’est peut-être pas une fiction » est réapparue sous forme de messages en sous-titre. Un numéro de téléphone a été donné au téléspectateur pour lui permettre de réagir à « l’information ». Un message enregistré sur répondeur révélait la fiction à toute personne paniquée au bout du fil.

Malgré cette multitude d’indices explicites, sans compter les invraisemblances contenues dans les images diffusées, une majorité des téléspectateurs n’ont pas perçu que l’information délivrée était une fiction. Six pour cent d’entre eux y auraient même cru jusqu’au bout. Le Collège d’autorisation et de contrôle (CAC) du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a estimé que l’émission n’a pas été présentée de manière claire comme étant de la fiction et que les mesures nécessaires pour empêcher la confusion n’ont pas été prises. Mais le message contenu dans cette fiction n’était-il pas porteur d’une information ? La technique utilisée était identique à celle d’un flash ordinaire : un présentateur, des envoyés spéciaux sur le terrain en direct, des reportages. Le téléspectateur « vivait » l’action alors qu’elle se déroulait. La fenêtre sur le monde s’ouvrait sur la Belgique en crise par le biais d’un hybride télévisuel. Cet « ovni médiatique », pour reprendre l’expression de Béatrice Delvaux, pourrait peut-être faire des émules. La rédactrice en chef du Soir a déclaré qu’il était devenu « impératif d’explorer des voies nouvelles pour capter l’attention. » La fiction pourrait-elle devenir le nouveau moyen d’informer ? Il importerait de définir la nature de la nouvelle, spécialement transmise par la télévision. L’examen du cas extrême du docu-fiction pourrait offrir un angle nouveau d’approche concernant l’information traitée par ce formidable outil audiovisuel qu’est le petit écran.

Un journaliste dit : « Celui qu’on informe est libre, puisque ce qui est absent est mis à sa disposition par la télévision ».
Un apprenti journaliste lui répond : « Je ne suis pas libre puisqu’au lieu de la chose même, je n’ai droit qu’à son prédicat transmis par l’émission de télévision. »

 Dans le cas de l’émission Bye bye Belgium, le téléspectateur est sensé exercer son jugement critique, comme face à n’importe quel média. Il est libre d’éteindre la télévision comme de prendre en compte ce qui lui est transmis, d’autant plus s’il s’agit de faits réels. Quand considère-t-on que l’information a rempli sa fonction ? Quand celui qu’elle informe se voit fournir indirectement, c’est-à-dire sans aucune expérience propre et en se fondant seulement sur une perception qui supplée la sienne, un renseignement sur ce qui est absent. C’est un bonheur de suivre le déroulement d’une manifestation d’étudiants, loin de la cohue et des matraques. Pour garantir la réception d’une nouvelle, entendue comme « ce qu’il y a de neuf », une relation de confiance entre un média et son public est nécessaire. Martine Simonis, de l’Association des journalistes professionnels (AJP) a affirmé que la technique du docu-fiction employée par la RTBF avait remis en question la crédibilité de l’information et l’indispensable confiance à l’égard du travail journalistique. Sans ce sérieux, nécessaire à l’information, le travail du journaliste perdrait toute valeur. La création d’un conseil de déontologie permettrait de contrôler et d’évaluer les risques pour l’information en général créés par ce genre d’émission. Il permettrait, entre autre, de définir un peu mieux ce qu’est « une nouvelle ».

 Lors de l’émission Bye bye Belgium, il était question, comme dans n’importe quel reportage télévisé, de représenter ce qui n’était pas ici, c’est-à-dire ce qui n’était pas dans le salon du téléspectateur. Les reportages montraient ce qui était là-bas, c’est-à-dire dans la rue, devant le Palais Royal, etc., à quelqu’un qui n’était pas là-bas justement. Dans la vie de tous les jours, quand quelqu’un montre du doigt un objet là-bas, il le rend présent à son ami ici dans le but que celui-ci en face une expérience directe. Mais cette possibilité d’une saisie effective ne semble pas offerte à celui qu’on informe : la nouvelle, qu’elle soit vraie ou fausse, ne l’amène pas à l’objet et l’objet non plus n’est pas amené. C’est tout bêtement le principe du média en tant qu’intermédiaire : le journaliste a pour rôle de filtrer l’infinité d’informations possibles. La base de son travail est de définir une hiérarchie, avec idéalement une indépendance totale de jugement, politique comme économique.

 La télévision offre tout de même une possibilité de saisie de l’objet. Les téléspectateurs ont vu François De Brigode leur parler, comme d’habitude. Il leur a été rendu présent sans pour autant que celui-ci soit assis dans leur salon. Quelque chose a bien été rendu présent lors des reportages de Bye bye Belgium puisqu’il s’agissait d’une émission de télévision conçue sur le modèle d’un journal télévisé classique. Cette chose transmise n’est pas l’événement lui-même, c’est-à-dire la totalité des manifestations ou le voyage du roi du Palais Royal au Congo, mais quelque chose qui concerne l’événement en train de se dérouler. Comment nomme-t-on ce qui est transmis par le média, ce qui est « fait » à partir de l’événement ? Un fait justement ! A la différence de l’événement initial, le fait est bien plus avantageux : il est mobile et transmissible. La nouvelle qui médiatise le fait met son destinataire en demeure de se comporter comme si l’objet était présent, c’est-à-dire d’en tenir compte et de l’inclure dans ses dispositions pratiques au quotidien. La météo m’informe si je vais devoir prendre mon parapluie. La raison d’être de la nouvelle consiste précisément à donner à son destinataire la possibilité de s’orienter par rapport à l’objet absent, à savoir le temps prochain pour la météo. En d’autres termes, le docu-fiction a transmis la nouvelle que la Belgique était morte. Sa raison d’être était de donner l’occasion au téléspectateur de s’orienter par rapport à cette nouvelle, comme lors d’un journal télévisé normal. Philippe Dutilleul, concepteur de l’émission, a indiqué que son objectif était avant tout de provoquer le débat et secouer les gens. Le destinataire de la nouvelle a reçu quelque chose de l’événement, ici purement inventé : « La mort de la Belgique ». Ce quelque chose a été détaché de l’événement, travaillé et préparé pour lui : c’est le travail du journaliste de télévision qui a soigneusement sélectionné des invités et des événements pour informer le téléspectateur.

 La tâche du journaliste est d’extraire l’information à partir de sa perception d’un événement ou d’un sujet : il sélectionne un « prédicat ». Ce terme logique signifie « ce qui est détaché » d’un sujet. Le prédicat est, pour le téléspectateur, ce qu’il reçoit. C’est un produit fini, élaboré par les journalistes de télévision, avec les techniques de fabrications enseignées à l’Institut de Journalisme comme a priori dans n’importe quelle école de journalisme. Ce produit fini que remet la nouvelle à son destinataire, c’est le « fait » séparé de l’objet auquel il se rapporte. C’est tout simplement « la Belgique est morte » dans le cas de Bye bye Belgium. L’art de trancher entre le « fait » et l’objet est réservé au journaliste. La nouvelle peut être divisée en deux parties : S (le sujet : « la Belgique ») et p (le prédicat : « morte »). Au lieu de prendre connaissance du sujet « la Belgique » et de son état réel, en allant lui-même sur le terrain, le téléspectateur prend connaissance d’un fait composé de deux parties, fictif pour notre exemple : « la Belgique est morte ». En recevant la nouvelle, le téléspectateur reçoit ce qui est important dans l’objet (ce qui s’en « détache ») comme un fragment déjà détaché, isolé, préparé et transformé en prédicat, comme un produit fini du discours, sans être obligé de s’encombrer de ce qui a moins d’importance. Il est soulagé et libéré d’un travail qu’il n’a plus à accomplir lui-même : pas besoin d’aller au Palais Royal pour se renseigner soi-même à propos de la Belgique, les journalistes l’ont fait à sa place et sont payés pour effectuer cette tâche.

 D’un autre côté, la nouvelle peut être vue non plus comme une libération mais comme une privation de liberté pour la même raison qu’elle est un instrument de liberté : elle n’offre pas ce qui est absent mais quelque chose sur ce qui est absent. La nouvelle n’offre qu’une partie de l’objet absent. Elle renonce au sujet et ne conserve que le prédicat, résultat d’un travail. Pour notre exemple, le journaliste a extrait de ce qu’il expérimente de la mort fictive de la Belgique que celle-ci est morte. Il oriente le téléspectateur sur son choix avant que celui-ci ait pu se faire une opinion. Pour celui qui reçoit la nouvelle, le prédicat n’est pas englobé dans le sujet. C’est le sujet qui s’épuise dans son prédicat, l’objet lui-même est occulté par le contenu de la nouvelle : la Belgique passe en arrière plan du fait qu’elle est morte, unique information livrée à domicile. Le téléspectateur est forcé d’adopter la perspective déterminée du prédicat. Il n’a pas a exercé son jugement puisque le journaliste l’a fait à sa place. La Belgique n’est pas « peut-être » morte. Elle est morte. Mon ami François que j’écoute depuis des années chaque soir me l’a dit. D’où l’importance à la fois d’un sens professionnel aigu des journalistes comme de la confiance du public …

Partie 2 - Partie 3

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