Acrimed : une critique active des médias (2/3)

Publié le par P.F.

2. Médias et mouvements sociaux

 

Journalisme et mouvement social étaient autrefois associés au sein du Syndicat des Journalistes du Mouvement Social (créé en 1922). Proche du mouvement ouvrier, celui-ci rassemblait des journalistes engagés ou d'anciens syndicalistes envisageant l'activité journalistique comme une composante de l'activité politique[1]. Peu à peu, le syndicat s'écarte cependant de l'action revendicative, et se dissout finalement en 1975. Vingt ans plus tard, Le Monde crée une rubrique ad hoc, « France - Mouvements sociaux » pour aborder les grèves et manifestations relatives au réformes d'Alain Juppé[2]. Qu'est devenue la couverture médiatique des mouvements sociaux dans les médias?

 

Petit flashback: nous sommes en 1995, en France. Alors qu'Alain Juppé occupe la fonction de Premier ministre sous Jacques Chirac, des grèves s'organisent dès le mois d'octobre pour défendre la Sécurité sociale. Les étudiants se mobilisent au même moment pour leurs conditions budgétaires de rentrées, mais les mouvements ne sont pas coordonnés. Le contexte est agité, il ne manque plus qu'un élément déclencheur pour rassembler les différents acteurs sociaux. Ce sera le « plan Juppé » sur les retraites et la Sécurité sociale, annoncé le 15 novembre sans concertation avec les syndicats. Grèves et manifestations se multiplient, et donnent naissance au plus important mouvement depuis Mai 68.

 

Pour Sandrine Lévêque, la crise sociale de 1995 correspond à une crise journalistique. Elle s'explique: « A l'instar d'autres acteurs confrontés à une situation de crise, les journalistes engagent alors « un travail de reconstruction du monde social » à partir des catégories qui ont fait leurs preuves dans des contextes plus « routiniers »[3]. Surpris par l'ampleur du mouvement, les journalistes l'associent à ses manifestations les plus spectaculaires (grèves des transports, manifestations des étudiants et des fonctionnaires,...). De nombreuses critiques fustigent alors le traitement médiatique du mouvement social. La crise naît du fossé qui sépare la vision du « peuple » et celle des médias.

 

Serge Halimi distingue 5 actes dans la « pièce médiatique » du mouvement[4]. Premier acte: les médias expriment leur admiration pour le plan Juppé. Pourtant, l'annonce de celui-ci entraîne rapidement des réactions syndicales. Acte 2: les éditorialistes « recommandent alors au Premier ministre de tenir bon ». Sandrine Lévêque répertorie les unes de différents quotidiens[5]: « Juppé ose une réforme », « Juppé l'audace », « Juppé lance la refondation de la sécurité sociale », ou encore « Le plan de financement de la sécurité sociale satisfait la majorité mais inquiète les syndicats ».

 

On passe au troisième acte, toujours selon Halimi: les médias s'étonnent de l' « irrationnalité » du peuple français, comme en témoigne la réflexion de Gérard Carreyrou, de TF1: « M. Juppé a marqué sans doute un point, celui du courage politique. Mais il joue à quitte ou double face à un mouvement où les fantasmes et l'irrationnel brouillent souvent les réalités. »[6]. Le mouvement ne s'épuise toujours pas, le quatrième acte commence: la presse dénonce les « corporatismes » et les preneurs d' « otages ». L'acte 5 voit tomber le rideau; les journalistes donnent la parole aux acteurs du mouvement social avant d'en décréter la fin le 21 décembre 1995, date du sommet social. La durée du mouvement, pour les médias, est réduite aux périodes de manifestations et grèves des transports, événements les plus spectaculaires[7].

 

 

 

Au coeur du mouvement social: naissance d'Acrimed

 

Que s'est-il passé au juste en 1995? Les médias français ont relayé une opinion contraire à la majorité de la population. Celle-ci se sent dès lors trahie, les grévistes ne croient plus aux journalistes. « C'est fini, ils sont comme les hommes politiques, loin de nous ; et leur journal, c'est pas la réalité. Nous, on ne se fait jamais entendre à la télé. Si, ce sera trente secondes, un des nôtres qui n'a pas l'habitude de parler devant une caméra »[8]. C'est alors que « l'appel à une action démocratique sur le terrain des médias »[9], la base d'Acrimed, voit le jour.

 

L'association dénonce le manque de représentation des acteurs sociaux dans les médias ou leur stigmatisation à travers un vocabulaire péjoratif, preuves à l'appui. Des analyses détaillées permettent d'observer des phénomènes dont les journalistes n'étaient sans doute pas conscients.

 

Par exemple, Acrimed constate que les plateaux de télévision ont accueilli des acteurs sociaux - cheminots, postiers, employés RATP, étudiants - alors que le mouvement social s'éternisait. Mais ceux-ci ne prenaient pas la parole, contrairement aux experts qui étaient présents (ministres, députés, dirigeants syndicaux). « De temps en temps, prudemment, les présentateurs entrouvraient un des tiroirs, révélant des gueux muets qui écoutaient les nantis de la parole », dénonce alors Daniel Schneidermann dans Le Monde[10].

 

Deux observations découlent de cet exemple: d'une part les journalistes distribuent le temps de parole de manière inégale, et d'autre part les représentants du mouvement social n'étaient pas habitués à prendre la parole comme les experts qui étaient en face d'eux. On est clairement en face de « dominants » et de « dominés », et de ce que Bourdieu appelle une « violence symbolique »[11]. La langue légitime, qui rend crédible à la télévision, est reconnue de tous mais seule la classe dominante, bénéficiant d'un capital socio-culturel élevé, la maîtrise. D'où une inégalité criante lors de ces émissions censées donner la parole à tous. Le sociologue, face à cette problématique, livre une ébauche de solution: « Pour rétablir un tout petit peu d'égalité, il faudrait que le présentateur soit inégal, c'est-à-dire qu'il assiste les plus démunis relativement. Quand on veut que quelqu'un qui n'est pas un professionnel de la parole parvienne à dire des choses (et souvent il dit alors des choses tout à fait extraordinaires que les gens qui ont la parole à longueur de temps ne sauraient même pas penser), il faut faire un travail d'assistance à la parole. »[12]

 

Par son analyse critique de la presse en 1995, Acrimed acquiert rapidement une visibilité, qui s'est largement étendue depuis. Après le mouvement de 1995, l'observatoire des médias s'investit entre autres contre le traitement médiatique de la réforme des retraites en 2003, et en 2006 contre celui du CPE. En 2005, il s'insurge contre le « battage médiatique » en faveur de la constitution européenne, ce qui débouchera sur un ouvrage collectif: « Médias en campagne. Retour sur le référendum de 2005 »[13]. Devenu aujourd'hui une référence, le site d'Acrimed nous a d'ailleurs été conseillé à l'IDJ en début d'année pour recouper nos sources d'information.

 

Partie 1 - Partie 2 - Partie 3



[1]     LEVEQUE, Sandrine, « Crise sociale et crise journalistique », in NEVEU, Erik (dir.), Medias et mouvements sociaux, Hermes Science Publications, Paris, 1999, p.90

[2]     Ibid.

[3]     Ibid.

[4]     HALIMI, Serge, Les nouveaux chiens de garde, Raisons d'agir, Paris, 2005, p.100-101

[5]     LEVEQUE, Sandrine, « Crise sociale et crise journalistique », in NEVEU, Erik (dir.), Medias et mouvements sociaux, Hermes Science Publications, Paris, 1999, p.91-92

[6]     Cité in HALIMI, Serge, Les nouveaux chiens de garde, Raisons d'agir, Paris, 2005, p.103

[7]     LEVEQUE, Sandrine, « Crise sociale et crise journalistique », in NEVEU, Erik (dir.), Medias et mouvements sociaux, Hermes Science Publications, Paris, 1999, p.94

[8]     Un gréviste de la RATP, cité par Dominique Leguilledoux, "Paroles de grévistes", Le Monde, 5 déc. 1995 , in http://www.acrimed.org/article339.html

[9]         http://www.acrimed.org/article41.html

[10]    Cité in ACRIMED (Henri Maler et Mathias Reymond), Médias et mobilisations sociales, la morgue et le mépris?, éd. Syllepse, Paris, 2007, p.81

[11]    BOURDIEU, Pierre, Langage et pouvoir symbolique, éd. du Seuil, Paris, 2001, p.161

[12]    BOURDIEU, Pierre, Sur la télévision, éd. Raisons d'agir, Paris, 1996

[13]    Par Henri Maler et Antoine Schwartz, éd. Syllepse, Paris, 2005

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