La saga Société Générale

Publié le par S.G. et R.L.

    La « SocGen », le diminutif de la Société Générale pour le monde de la finance internationale, a annoncé une perte de 4,9 milliards d’euros le 24 janvier. Selon son PDG, Daniel Bouton, cette perte serait le résultat de la fraude d’un courtier (trader), Jérôme Kerviel.

    Ce serait la perte la plus élevée jamais enregistrée à ce jour par une seule personne. Le communiqué de presse de la Société Générale, daté du 27 janvier, fait état d’une « fraude exceptionnelle ». Une enquête judiciaire a été ouverte. Vendredi 8 février, le trader était placé en détention provisoire. L’enquête pourrait durer de longs mois. Quant à l’avenir de la SocGen, la banque serait désormais la cible d’une offre publique d’achat de la part de ses concurrents. La polémique débute.

Fraude record

    Dans cette affaire, c’est l’ampleur des montants perdus qui est spectaculaire. La presse parle de « fraude record ». La SocGen, l’un des piliers du système bancaire français et référence mondiale de la finance internationale, se dit victime d’un seul et unique trader. Compte tenu des sommes en jeu, Le Monde, vendredi 25 janvier, se demande même : « la Société générale est-elle responsable du mini-krach boursier du lundi 21 janvier ? »
    Pour comparaison, le montant des pertes enregistrées par le trader est similaire à la richesse générée en 2004 par les entreprises des 27 pays de l’Union européenne, industrie, construction et services marchands confondus (source Eurostat).

L’œuvre d’un seul trader ?

    Peut-on frauder une telle somme tout seul ? Selon Alternatives économiques, « pour les banquiers de la place interrogés, la conclusion est claire : le contrôle interne de la Générale a failli car un trader a pu engager des paris portant sur 50 milliards d'euros pendant un bon moment sans que personne ne s'en aperçoive. » Les capitaux propres de la banque, eux, ne s’élèvent qu’à 30 milliards. De plus, the Economist souligne que le desk de Jérôme Kerviel n’était autorisé qu’à prendre des positions pour un maximum de 125 millions d’euros.
    Du côté du gouvernement français, Christine Lagarde, ministre de l'Economie, remettait son rapport au Premier ministre, François Fillon le 4 février. « Le système de contrôles internes de la Société Générale n'a pas fonctionné comme il aurait dû et ceux qui ont fonctionné n'ont pas toujours fait l'objet d'un suivi approprié. »

« Tant que nous gagnons et que cela ne se voit pas trop, que ça arrange, on ne dit rien… »

    A 31 ans, Jérôme Kerviel était salarié de la banque depuis 2000 (voir portrait de Jérôme Kerviel en bas de page). Il travaillait dans la division en charge des arbitrages, au sein de la branche de la banque de financement et d’investissement du groupe Société Générale.
    En quoi consiste son métier de trader ? A intervenir en tant qu’intermédiaire entre vendeurs et acheteurs sur les marchés financiers. Il s’agit de gagner de l’argent en spéculant sur les évolutions de cours. Jérôme Kerviel déclarait aux policiers « tant que nous gagnons et que cela ne se voit pas trop, que ça arrange, on ne dit rien… ». La presse a évoqué des mécanismes de contrôle extrêmement sévères et des traders qui utilisent des modèles mathématiques très sophistiqués. Pourtant, dans ses déclarations faites à la Brigade Financière (citées par Mediapart), le trader précisait que les techniques qu’il avait utilisées ne sont « pas sophistiquées du tout, comme peut le prétendre la presse spécialisée, et à mon sens tout contrôle correctement effectué est à même de déceler ces opérations ».

Un contexte économique et financier défavorable

    Cette affaire a vu le jour sur fond de crise financière. Elle arrive une semaine après la baisse vertigineuse des marchés. L’affaire a également éclaté en plein Forum économique mondial de Davos, qui se déroulait du 23 au 27 janvier 2008, réunissant les grands patrons de la planète. La récession qui menace les Etats-Unis et ses conséquences dans l'économie mondiale étaient déjà dans tous les esprits. La crise qui ébranle les places financières de la planète également. Les pertes de la SocGen sont venus compléter la liste, avec comme conséquence une crise de confiance envers le système bancaire.
    En 2005, la Banque Mondiale déclarait que « les risques de la mondialisation financière ont été sous-estimés et les gains surestimés ». Mais les établissements financiers ne sont pas fous et surveillent bien leurs risques. D’ailleurs, la finance est déjà l’un des secteurs les plus régulés. En revanche, ces dernières années les activités d’intermédiaires sur les marchés financiers se sont développées, en marge des activités traditionnelles des banques (collecte de dépôts et octroi de prêts). Les produits financiers se sophistiquent tellement qu’il devient de plus en plus flou pour un investisseur de savoir ce qu’il a dans son portefeuille de titres. D’où les risques réels.

Depuis l’été 2007 : crise des subprimes

    Dans une interview accordée au magazine Challenges en septembre 2007, Daniel Bouton avait évalué l'impact de la crise du crédit aux Etats-Unis (subprime) entre 100 et 200 millions d'euros pour sa banque. Ce sera finalement 2 milliards. Dans un tel contexte, cette affaire de fraude jette le discrédit sur le système bancaire français. Mais pour Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France, « cet événement n’a rien à voir avec la crise des subprimes ». Une autre question est alors soulevée dans Le Monde, « certains observateurs du monde financier se demandent si la banque n’exagère pas le montant de la fraude pour minimiser son exposition à la crise des subprimes. » Discutable selon Alternatives économiques, qui ne voit pas quel serait l’intérêt de la banque à risquer sa réputation de leader mondial de « l’invention et de la gestion de produits financiers complexes ». En effet, « sa réputation dans ce domaine est d'autant plus atteinte que les pertes de son trader sont élevées. »

Un engouement pour la finance

    Quand Jérôme Kerviel misait sur une remontée des cours de Bourse, il s’est trompé. Mais sa perte de 4,9 milliards d’euros a profité à d’autres acteurs. C’est la règle du jeu. Si l’on compose bien avec le temps et l’incertitude, la finance promet des revenus futurs bien supérieurs à ce que pourrait produire toute activité économique. D’après les chiffres du FMI (le Fonds monétaire international), les flux financiers mondiaux sont l’équivalent de cinq fois les flux de biens et de services. En Allemagne, les échanges financiers sont quatre fois plus élevés que ceux de biens et services. Au Royaume-Uni, grand centre financier avec la City, ils sont quinze fois plus élevés. Avec plus de 190 000 milliards de dollars à la fin 2006, la finance représente environ l’équivalent de 400 % du PIB (Produit Intérieur Brut) mondial.
    Les marchés financiers prennent une place plus importante dans les économies que les crédits bancaires. Les dirigeants des établissements financiers sont incités à prendre des risques pour gonfler les profits. En cas de perte, ils démissionnent. Mais avec de fortes indemnités. Stanley O’Neal, l’ancien patron de la banque d’affaires Merril Lynch, serait récemment parti avec quelques 159 millions de dollars d’indemnités selon la presse anglo-saxonne. Dans tous les cas de figure, la rémunération augmente !

L’avenir de la Société Générale

    BNP Paribas envisage de faire une offre de rachat de la SocGen, annonçait le Wall Street Journal. Or, dans le Financial Times, des experts prévoient qu’une reprise de la banque prendrait des mois, étant donné le climat d’instabilité qui règne actuellement. Les repreneurs ont en effet besoin de savoir ce qui s’est exactement passé. Et c’est une offre amicale qui semblerait le scénario le plus envisageable, afin d’éviter toute levée de bouclier chez les politiques. Une telle offre ne serait pas inhabituelle pour le secteur bancaire, le deuxième par l’importance pour l’ensemble des opérations de fusions-acquisitions selon Alternatives économiques.

S.G.

Jérôme K., héros du Web

©Martin Bureau/AFP    Il a fait perdre 4.9 milliards d’euros à la Société Générale. Ces dernières semaines, l’homme a été de toutes les conversations. Son nom, sur toutes les lèvres. Avec ses cheveux courts bruns et le regard réfléchi, certains le surnomment Tom Cruise. Mais il s’appelle Jérôme Kerviel. Devenu le trader le plus connu du Monde, il continue d’alimenter tous les débats. De déchainer les passions. Et de faire parler de lui dans la presse.

    Dans un entretien exclusif accordé à l’AFP cette semaine, il avoue d’ailleurs juger « le battage médiatique » dont il fait l’objet « vraiment oppressant. » Mais la machine Web n’est pas en reste. Alors que l’adresse Web www.jeromekerviel.com a trouvé acquéreur, un blog de soutien a été créé. Les administrateurs y dénoncent un lynchage médiatique à l’encontre du courtier. Des vidéos et des groupes sur Facebook  (exemple, à l’appui : « Pour que Jérôme Kerviel partage les 5 milliards avec moi »). Et même la « vraie » histoire de Jérôme Kerviel : avec cigares et calva, les PDG de la « SocGen » tentent de trouver un bouc-émissaire pour endosser un trou de 5 milliards, dû, en réalité, la crise des subprimes américaine. Pour beaucoup d’internautes, cette parodie n’en serait peut-être pas une.
   
    Alors Jérôme K, idole d’Internet ? Héros des temps modernes ? Sa fraude, un pied-de-nez au « tout-capitalisme » ? Un symbole de la fragilité d’un système, en principe sous contrôle ? Peut-être tout cela, à la fois, peut-être pas. Il est en tout cas objet d’une fascination qui le dépasse. Et quelles que soient les raisons, le fait est là : 233.000 entrées sur Google pour lui tout seul. À Pont-l’Abbé, sa ville natale, on exprime son incompréhension face à l’ampleur de cette affaire. Et on s’étonne. Jérôme Kerviel y est qualifié d’intelligent, travailleur et sans histoire. Sans histoire ? Une vie somme toute assez simple, sans vagues. Dans son CV, que l’AFP s’est procuré, il écrit sa passion pour la voile et le judo. Après son master en opérations de marché obtenu avec mention assez bien à l’Université de Lyon II, il entre à la Société Générale. D’employé au middle-office, où il assiste les traders et contrôle leurs opérations, il accède au front-office. Il enfile le costume de trader et réalise ainsi son rêve. Il y gagne 100.000 euros, presque rien (!) au regard d’autres traders. Pour certains, c’est un génie en informatique, pour d’autres, un être fragile. Quoi qu’il en soit, en déjouant les procédures de contrôle, il a fait perdre 5 milliards à son employeur. Un évènement sans précédent dans l’histoire des finances. Et une affaire judiciaire toujours en cours.

R.L.

CHRONOLOGIE :

- 31 décembre 2007 : bénéfice exceptionnel de 1,5 milliard d’euros pour le trader Jérôme Kerviel.
- Vendredi 18 janvier : découverte de transactions dépassant la limite réglementaire de risques effectuées fin 2007.
- Samedi 19 janvier : Jérôme Kerviel est licencié. Interrogé par les services anti-fraudes de la banque, il reconnaît avoir commis des irrégularités et avoir créé des opérations fictives.
- Lundi 21 janvier : liquidation des positions prises sur le marché par le trader. Presque 5 milliards d'euros de perte.
- Entre samedi 19 et mercredi 23 : en pleine crise boursière, de 11 à 12 millions de titres Société Générale ont changé de main. Le double des transactions normales selon Le Parisien.
- Mercredi 23 janvier : le conseil d’administration refuse les démissions de Daniel Bouton, le PDG, et Philippe Citerne, son bras droit.
- Jeudi 24 janvier : Daniel Bouton révèle la fraude aux journalistes. La Société Générale demande la suspension de son cours. La banque dépose une plainte pour « faux en écritures de banque, usage de faux en écritures de banque et intrusions informatiques ».
Ouverte d’une enquête à la Banque de France : vérification des dispositifs de contrôle.
La photo professionnelle de Jérôme Kerviel est rapidement relayée à la une des journaux et sur Internet.
- Vendredi 25 janvier : Nicolas Sarkozy et François Fillon déclarent de concert que cette fraude n'affecte ni la solidité, ni la fiabilité du système bancaire français.
- Lundi 28 janvier : l’avocat d’une centaine d’actionnaires de la SocGen dépose une plainte contre X pour « manipulation de cours » et « délit d’initié ».
- Lundi 4 février : Christine Lagarde, ministre française de l'Economie, remet son rapport au Premier ministre. « Le système de contrôles internes de la Société Générale n'a pas fonctionné comme il aurait dû et ceux qui ont fonctionné n'ont pas toujours fait l'objet d'un suivi approprié ».
- Vendredi 8 février : Jérôme Kerviel est placé en détention provisoire, afin « d'éviter la concertation avec d'éventuels complices ou co-auteurs ».

Publié dans Pouvoir

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