S'engager ou guindailler? Procès d'un faux dilemme

Publié le par P.F.

Le 28 avril dernier se tenait à l'ULB un colloque intitulé "Mai 68, la peur des bien pensants". Parmi les témoignages de soixante-huitards qui ne renient pas leur passé, le regret pour l'un d'entre eux de n'avoir pas vécu cette fameuse "liberté sexuelle" dont on parle tant, pour avoir privilégié un engagement pur et dur. Et si, 40 ans après, la tendance s'était inversée?

Lorsqu'on aborde le thème de la liberté sexuelle, c'est avec un petit rire gêné que Michel Roland, la soixantaine, prend la parole. C'est que, jusqu'ici, ce médecin qui a participé à la création des maisons médicales belges n'a "jamais abordé ce sujet-là en public!" Et de s'expliquer: lui, en Mai 68, il appartenait à un groupe maoïste, dans lequel il n'était pas question de guindailler. La danse, les filles, "c'était bon pour les trotskystes, qui faisaient la révolution pour faire la fête!" Dans sa voix, on devine quelques regrets à l'évocation des étudiants qui l'entouraient et découvraient les merveilles de l'amour libre, alors que lui-même envisageait la révolution "sérieusement", son petit livre rouge sous le bras. Michel Roland résume la situation qu'il a vécue par la difficulté, toujours présente, d'allier "devoir" et plaisir. A voir son air épanoui, il s'est cependant sans doute rattrapé par la suite, bien qu'il garde le mystère! Mais l'anecdote soixante-huitarde pourrait être relue au regard de la jeunesse de 2008.

Un happening? Non, un "freeze"!

Le 19 avril dernier, une manifestation particulière réunissait une centaine de personnes aux alentours de la Grand Place. Objectif: durant un court instant, se figer aux milieu de la masse des passants, pour réaliser un "freeze". Nombreuses sont les interprétations possibles de cet arrêt sur image, de cette pause dans le temps. La première serait, logiquement, d'attirer l'attention sur la rapidité de la vie, et sur la richesse de l'instant présent. Ce "gel" soudain d'une partie de la population aurait pu être la  critique symbolique d'une société de surconsommation dont la croissance économique est devenue le mot d'ordre. On pourrait interpréter le freeze comme un "happening", cérémonie naissante dans les années soixante qui transforme le spectateur en acteur ou viveur pour briser les frontières de l'art et de la vie et créer la rébellion dans la société spectaculaire marchande. Un écho du "here and now" proclamé par  les hippies en 68, que suggère le titre du message de rassemblement du freeze: "the world is going too fast". Pourtant, si on poursuit la lecture de l'invitation, on trouve l'explication suivante de l'événement: " Pourquoi? juste comme ça, pas de réclamation, pas de revendication, pas de message politique ou religieux... rien, juste pour le plaisir de s'arrêter et de perturber un peu le monde qui tourne, tourne, tourne... " Précision, le freeze qui a eu lieu ce jour-là visait à augmenter la visibilité de l'ASBL Couch Surfing. Celle-ci met en lien des jeunes qui ont soif de voyages, et leur propose d'échanger leurs canapés pour éviter les dépenses.

Que fait la jeunesse?

Le freeze du 19 avril a réussi à mobiliser de jeunes étudiants, à l'heure où Jean-Jacques Jespers et Willy Decourty regrettent le manque d'énergie de la jeunesse de 2008. Un rassemblement festif, juste pour la beauté du geste... Ou la récupération du happening, amputé de ses revendications politiques. Pour une partie des jeunes, "politique" est devenu un gros mot, qui fait peur. Mais les jeunes ne peuvent être considérés comme uniques responsables de cette dépolitisation. Matraqués depuis leur naissance par des publicités qui ont détourné le message de Mai 68 en le réduisant à un individualisme exacerbé, on ne peut leur en vouloir. Le Kroll caricaturait d'ailleurs un jeune qui entendait les slogans de Mai 68 ("Il est interdit d'interdire", "Sois jeune et tais-toi", "Sous les pavés la plage",...) et réagissait en demandant quels produits vantaient ces pubs. D'autre part, la vision de la politique est aujourd'hui réduite à la politique institutionnelle. Le Politique, celui qui est partout et qui fait que "tout est politique" est ignoré. Dans un rapport de forces défavorable, les gens ont tendance à se dire que les jeux sont faits, et qu'ils n'y peuvent rien changer. Circonstances atténuantes pour une jeunesse parfois trop passive...Même s'il suffit de peu pour changer complètement la donne! Entre la jeunesse militante et trop sérieuse de Michel Roland et une jeunesse festive effrayée par l'engagement, n'y a-t-il pas un équilibre? Ne peut-on prouver à tous que l'engagement ne doit pas forcément être envisagé sans la guindaille? Qu'on peut faire l'amour en faisant la révolution? Le fameux "Jouir sans entrave" apparaissait côte à côte, sur les murs de Paris, avec "Les usines occupées". C'est peut-être ça, la leçon de Mai 68...

"Revolución en la plaza, en la casa y en la cama!"
("Révolution sur la place, à la maison et au lit!", slogan argentin)
 

Publié dans Société

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