La connaissance et l'éducation dans les rouages du capital

Publié le par Gilles Maufroy

Connaissance et éducation sont aujourd'hui les proies des possédants de ce monde. Leur marchandisation est, à l'analyse, une formidable tentative de sabotage de leurs propres fondements. Je m'explique...

 

L' "économie de la connaissance" donne un  rôle primordial aux lieux de production de celle-ci, à savoir principalement les universités, les entreprises et les centres de recherche. La production de brevets, de copyrights, y compris sur les procédés, les bases de données et les découvertes (et donc le vivant)[1], comme "droit d'exploration" est essentielle dans cette perspective. Les droits de propriété intellectuelle gérés à l'OMC à travers l' "Aspect des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce" sont à la base de l'appropriation de la connaissance (et non plus seulement des inventions qui en sont le produit). L'économie de la connaissance, c'est en résumé la transformation de la connaissance en source de richesse économique comptabilisée dans le PIB.

Les connaissances, ce ne sont pas des marchandises stricto sensu, mais des marchandises "fictives": contrairement aux marchandises classiques, elles ne sont pas produites pour être vendues, on ne peut pas les évaluer selon un étalon commun, et plus leur usage et leur diffusion augmentent, plus les possibilités de leur approfondissement et de leur extension s'accroissent. Une connaissance diffusée ne perd pas sa valeur, elle en gagne par son interaction avec les autres connaissances que nous possédons.

Pour que la valeur d'échange des connaissances soit élevée, il faut nécessairement limiter leur accès et leur diffusion, les privatiser[2], par l'extension de la propriété intellectuelle. L'idée d'une activité gratuite, désintéressée, d'une connaissance abondante qu'on ne perd pas quand on la transmet, disparaît. Or, la connaissance, la recherche nécessitent une circulation libre des idées, des procédés, pour faire progresser l'innovation[3]. C'est pourquoi on peut affirmer avec Geneviève Azam que l' "économie de la connaissance" est une "utopie destructrice", un recyclage de logiques et théories anciennes sur le progrès technique.

Ce raisonnement peut s'appliquer aux institutions d'enseignement supérieur: en concentrant les moyens privés et publics sur certaines d'entre elles, qui se verront alors attribuer des labels[4] de qualité (leitmotiv récurrent pour les promoteurs du Processus de Bologne), comparables à une marque ou à un droit de propriété intellectuelle, la rareté de cette qualité[5], essentielle dans cette optique marchande, permettrait de rentabliliser l'enseignement supérieur d'élite ou d'excellence, par des droits d'inscription élevés liés à leur valeur d'échange. L'université serait donc l'industrie de services du futur en tant que fournisseuse[6]d'éducation.  

 

L'impossible exigence de "marchandiser" l'éducation

 

Même si le "marché" de l'enseignement supérieur représente un potentiel de profit considérable (estimé à des dizaines de milliards d'euros par an), la logique de marché peut se mettre en place sans privatisation totale, à travers toutes sortes de mesures prises par les pouvoirs publics. La tendance pour l'enseignement supérieur à fonctionner comme un marché n'est en outre pas nouvelle: certains pays comme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande, l'Australie sont déjà bien égarés dans cette voie, et l'Accord Général sur le Commerce des services de l'OMC pourrait également renforcer ce mouvement.

Si la marchandisation (ou transformation en marchandise) se réalisait complètement, elle impliquerait un changement important du rôle et du fonctionnement de l'enseignement supérieur: les universités se réduisant à des entreprises de services, la liberté académique et la critique publique d'une institution par le personnel de celle-ci deviendraient très difficiles. Qui a vu des responsables de Coca-Cola critiquer leur firme sans en être exclu ? La démocratie s'arrête encore en 2008 aux portes de l'entreprise... Le "Nouveau Management Public", professé par des experts en sophismes, encourage la concentration des pouvoirs, le respect de la hiérarchie, et le marketing (promotion d'une bonne image, incompatible avec l'expression publique des désaccords internes à l'institution[7]) propres aux entreprises privées. La pression pour la "pertinence" de l'offre d'enseignement (donc du contenu et du choix des cours) par rapport au marché du travail et au nombre d'étudiants inscrits constitue clairement un second aspect restreignant la liberté académique[8].

La théologie néo-libérale et ses chamans conçoivent les  professions comme des acteurs sociaux ne cherchant qu'à préserver leurs avantages, l'autonomie professionnelle nationale des universitaires est donc remplacée dans leur discours, et à travers une sublime perversion des idées de Mai 68, par l'autonomie locale des institutions[9], qui stimule la concurrence.

 

La logique du marché est logiquement antagoniste à celle de l'éducation, d'abord en ce qui concerne les moyens de fonctionnement: maximisation du profit versus diffusion libre des connaissances. Leurs buts respectifs s'opposent aussi: l'un cherche la satisfaction du client qui a les moyens financiers, l'autre l'acquisition cognitive de savoirs pour les étudiants motivés[10]. Le fonctionnement également contraste: sur un marché quiconque qui en a les moyens peut acheter, l'apprentissage est par contre un processus autonome qui demande un effort. Enfin les standards d' "excellence": les produits du marché sont "facilement" utilisables et rendent dépendants leurs consommateurs, a contrario les connaissances sont "complexes" et émancipent, rendent indépendants leurs porteurs.

 

L'éducation, contrairement aux marchandises "classiques", gagne en valeur quand elle est utilisée et diffusée. La marchandisation de celle-ci apparaît donc comme une violente contradiction puisqu'elle ne peut être totale sans nier ce qui fait l'essence même de l'éducation[11]. Elle est donc impossible. Marché et éducation ne cohabitent pas. Quand l'un apparaît, l'autre disparaît, seuls des aveugles oseraient nier ce qui crève nos yeux.

Le marché de l'enseignement ne connaîtra jamais une concurrence parfaite (comme aucun marché du monde réel): certaines institutions jouissent a priori d'une réputation prestigieuse acquise au long des siècles, choisissent leurs étudiants et peuvent demander des frais d'inscription élevés[12]. Ayez confiance: nos autorités académiques et administratives sont persuadées que l'ULB "en sera". Et ils feront le nécessaire (comme le recteur qui souhaite supprimer la moitié des cours de l'ULB), si toutefois on leur en laisse la possibilité...



[1]     AZAM, G., "La connaissance, une marchandise fictive", Revue du MAUSS, n°29, 2007/1, p. 116

[2]     GORZ, A., "Economie de la connaissance, exploitation des savoirs", Multitudes, n°15, 2004/1, p. 212

[3]     L'OCDE elle-même s'inquiète des "excès" de l'économie de la connaissance pour la libre circulation de celle-ci. cf. Azam, G., op. cit., p. 119

[4]     GARCIA, S., "L'Europe du savoir contre l'Europe des banques?", Actes de la recherche en sciences sociales, n°166-167, p. 85

[5]     TOMUSK, V., "The End of Europe and the Last Intellectual", in Creating the European Area of Higher Education : voices from the periphery, Dordrecht, Pays-Bas, 2006, p. 296

[6]     OLSSEN, M.,et PETERS, M., "Neoliberalism, higher education and the knowledge economy", Journal of education  policy, Vol. 20, N° 3, May 2005, p. 335

[7]     Citons ici de mémoire le président de l'ULB Jean-Louis Vanherweghem qui nous faisait au Conseil d'administration une menace à peine voilée dont le propos ressemblait à ceci: "La rentrée académique suivant le mouvement étudiant de 1994 à l'ULB, l'université a perdu des milliers d'inscriptions par rapport à l'UCL"

[8]     OLSSEN, M., PETERS, M., loc. cit., p. 326

[9]     GARCIA, S., loc. cit., p. 90

[10]    McMURTRY, "Education and the market model", Journal of Philosophy of Education,Vol 25, N°2, 1991, p. 213

[11]    Id., p. 216

[12]    OLSSEN, M., PETERS, M., loc. cit., p. 327

Publié dans Société

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